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[Critique] Avec "Ultraviolette", le réalisateur Robin Hunzinger ressuscite Marcelle, le premier amour, lesbien, de sa grand-mère (France TV)

dimanche 26 février 2023, par La cavale

Le cinéaste alsacien Robin Hunzinger retrace dans son dernier documentaire "Ultraviolette et le gang des cracheuses de sang", coécrit avec sa mère, la romancière Claudie Hunzinger, l’histoire d’amour entre sa grand-mère Emma, 17 ans et Marcelle,16 ans. Une ode aux femmes des années folles.

Écrit par Cécile Poure

Il y a d’abord ces images d’archives saccadées, étourdissantes. Les regards impudiques de ces jeunes filles affranchies. Les corps souples, blancs et nus, qui attirent la lumière et virevoltent. Sur l’écran, ces femmes prennent vie. Elles sont libres, belles, incarnées. Elles ont été filmées partout en France il y a un siècle.

Emma et Marcelle, l’histoire d’un premier amour

Toutes ces femmes retrouvées servent de décor aux amours d’Emma et Marcelle. La première est la grand-mère du documentariste Robin Hunzinger. L’histoire de ce premier amour, de cette passion adolescente, n’a jamais été taboue dans la famille. Elle était depuis longtemps sue, racontée mais jamais encore filmée.

"J’avais déjà lu la correspondance entre Emma et Marcelle il y a 20 ans. Un millier de lettres remisées dans une grande armoire. Je les ai relues en ayant la conviction que nous, ma mère et moi, devions travailler là-dessus. Ma mère en avait déjà fait un roman L’Incandescente, ça a été notre base de travail."

Emma et Marcelle se rencontrent à l’Ecole normale de jeunes filles de Dijon en 1923. Elles ont 16 et 17 ans. Elles s’aiment mais doivent se séparer. C’est là que notre histoire commence. Avec l’absence. "La correspondance entre Emma et Marcelle débute en 1926 quand Marcelle part et devient institutrice. Et qu’elle écrit à ma grand-mère."

Robin Hunzinger n’a jamais retrouvé par contre les lettres d’Emma à Marcelle. L’histoire d’amour est, sur la pellicule en tous cas, à sens unique. "Un seul regard, une seule voix : celle de Marcelle."

L’adolescente incandescence

Ces lettres, lues dans le documentaire par Claudie Hunzinger, sont le témoin d’une passion dévorante, presque aliénante. La voix, fragile, de la romancière égrène les mots de Marcelle, suppliques aux retrouvailles et aux caresses.

"Il y avait quelque chose dans ces lettres autour de l’adolescence qui m’a fasciné, des femmes en invention d’elles-mêmes, intemporelles. Et puis cette histoire d’amour entre ces deux jeunes filles qui sont séparées et qui s’écrivent, c’est magnifique. Il y a une réelle emprise, sensuelle dans ces mots. Quelque chose de très fort entre ces feuillets qu’il me fallait absolument montrer".

Il y avait quelque chose dans ces lettres autour de l’adolescence qui m’a fasciné, des femmes en invention d’elles-mêmes, intemporelles.
Robin Hunzinger, documentariste

D’autant que leur histoire prend une tournure tragique quand Marcelle, atteinte de tuberculose, est enfermée en 1927 au sanatorium de la Sainte-Feyre dans la Creuse. "C’est là-bas que Marcelle a été affublée du surnom d’Ultraviolette. Ses lettres sont un manifeste de la vie face à la maladie et la mort. La liberté dans l’enfermement."

Marcelle est une jeune femme rebelle. Elle n’aime ni l’autorité, ni l’amour conventionnel, ni les médecins. Encore moins l’enfermement. Elle aime Emma et lui raconte son quotidien." Elles étaient tenues à l’écart du monde, fiévreuses, meurtries. C’était une bulle qui favorisait aussi l’exacerbation des sentiments, les passions. Pas étonnant que Roland Barthes y ait écrit Fragments d’un discours amoureux. Ou Thomas Mann, La Montagne magique."

Renaissance

Pour raconter cette histoire et retrouver les jeunes femmes que décrit Marcelle dans ses lettres, Robin Hunzinger a dû faire un vrai travail de spéléologie. Comment montrer ce qui n’est que mots ? Comment ressusciter ce qui est mort, amours comme chairs ?

" On a cherché beaucoup d’images pour reconstruire l’ambiance de la Sainte Feyre. J’ai fait un travail de généalogiste pour retrouver la famille de Marguerite, la première à mourir au sana, Bijou et Hélène Par chance, j’ai retrouvé la famille de cette dernière à Bordeaux qui possédait un album photos entier de cette époque. J’ai pu mettre des visages sur tous les noms. Faire revivre oui ces jeunes filles."

Pour le reste, à part cette photo unique de Marcelle retrouvée dans les affaires d’Emma, visage farouche encadré de cheveux bruns, il a fallu tout exhumer. Un travail de recherches de deux ans. Trouver, retrouver, les figures, les corps de ces jeunes femmes des années 20.

" L’idée justement c’était de travailler avec les archives d’amateurs. Il en existe des gisements. Finalement, j’ai pu raconter leur histoire à partir de bouts de la vie des autres. Des femmes que j’ai volontairement choisies libres, ressemblant à mes personnages. A l’époque les corps étaient très libres justement, effervescents. J’ai sillonné la France des cinémathèques : Bretagne, Normandie .. des images à la plage, au camping, à la montagne ... Le cinéma amateur a ceci de précieux : c’est que le regard ne se dérobe pas, c’est une relation directe entre le regardé et l’observateur, face caméra."

Le cinéma amateur a ceci de précieux : c’est que le regard ne se dérobe pas, c’est une relation directe entre le regardé et l’observateur, face caméra
Robin Hunzinger, documentariste

Et pour illustrer l’essence de leur relation, l’invisible, Robin Hunzinger s’est tourné vers le cinéma expérimental. " Un cinéma d’art, celui de Germaine Dulac et Maya Deren qui sont tout à fait en phase avec ce que ressentait, intérieurement Marcelle : un passion fiévreuse, des tourments intérieurs."

Marcelle, Thérèse et Marcel

Il ressort de cette histoire sans image, un documentaire d’une force évocatrice inouïe. "J’ai présenté le film au monde entier. Etats Unis, Corée, Mexique, Brésil, Australie, Arménie et dans toute l’Europe. A Séoul, des jeunes filles m’ont dit que ces femmes venaient du futur. C’est dire que certaines histoires sont modernes ; intemporelles."

Emma et Marcelle sont mortes toutes les deux. L’une en 1987 à Colmar, la seconde, la même année à Dijon. Après cet épisode épistolaire de quatre ans, feu de paille ardent, le silence se fait. Emma, la grand-mère de Robin Hunzinger gardera toujours dans un coin de sa tête Marcelle et sur une étagère ses lettres.

"Je crois qu’elle avait peur de la passion de Marcelle, de ses sentiments trop puissants, elle était plutôt rationaliste. D’ailleurs elle détestait son prénom, Emma, trop bovaryste". Emma aura deux autres amours : Thérèse, sur qui le documentariste et sa mère ont déjà fait un film, et Marcel. Sans E, ironie de l’histoire. Son mari.

Marcelle, dont Emma a tenté les dernières années de sa vie de retrouver la trace, vivait avec une femme à Dijon. "J’ai contacté sa famille et retrouvé des photographies d’elle. Cette brune retrouvée dans les photos de ma famille, point de départ de toute cette aventure, c’était bien elle."

Robin Hunzinger, lui, poursuit sa route. Il présentera pour la première fois en Alsace son documentaire "Ultraviolette et le gang des cracheuses de sang", le 7 mars à Colmar. Il était temps.