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Gorazde, psychogéographie d’une frontière (1998)

mercredi 18 février 1998, par Robin Hunzinger

“Gorazde, psychogéographie d’une frontière” moyen-métrage documentaire de 52 minutes, SD, 1998.

Coprodution : REAL PRODUCTIONS, CALLYSTA PRODUCTIONS
Bénéficiaire de l’Aide à l’écriture du CNC - Fond d’aide à l’innovation audiovisuelle Diffusion : IMAGES PLUS, TV ESSONNES 1999 ; CANAL FRANCE INTERNATIONAL, 2001

La géographie de l’enclave de Gorazde à l’est de la Bosnie-Herzégovine ressemble à un remembrement qui n’aurait respecté aucune borne humaine, aucune texture géographique et topologique. Gorazde est devenu malgré elle un exemple universel, un petit Berlin sans mur, une prison sans barreau, une île sans mer.

Lauréat de la Bourse à la première oeuvre de l’Agence Culturelle d’Alsace , 1998 / Lauréat du Soros Documentary Fund de l’Open Society Institute, New York, 1998

Trois ans après la chute du mur de Berlin, la Yougoslavie titiste se désintègre. En mars 1992, après la Slovénie, la Croatie et la Macédoine, la Bosnie-Herzégovine proclame à son tour son indépendance à 99,4% - alors que les Serbes bosniaques boycottent le scrutin. à partir de mars 1992, chaque région faisant obstacle à la continuité territoriale de la « Grande Serbie » est victime d’un « nettoyage ethnique » : venues de Serbie, les milices investissent avec l’ex-armée fédérale yougoslave les villes de Zvornik, Visegrad, Foca sur la vallée de la Drina alors que des flots de réfugiés se dirigent vers Gorazde, seule ville qui résistera à l’avancée des forces serbes.

En 1995, les accords de paix signés à Dayton, aux USA, reconnaissent l’intégrité territoriale de la République de Bosnie-Herzégovine, et décident que soient formées deux entités, la Fédération de Bosnie-Herzégovine (entité croato-musulmane) composée de Croates et de Musulmans et la République Serbe (entité serbe). Les trois peuples constitutifs, bosniaque, croate et serbe doivent être représentés à égalité dans les institutions de l’État Central qui comprend un parlement, une présidence composée de trois membres, un gouvernement, une cour constitutionnelle et une banque centrale. Chaque entité dispose de sa propre constitution, de sa police et de son armée. Mais de fait, en l’absence de libre circulation entre les entités, l’Etat de Bosnie-Herzégovine, voit à l’intérieur de son territoire de nouvelles frontières se constituer .

Gorazde, située au milieu de l’entité serbe est laissée à la Fédération et reliée par un fragile couloir à Sarajevo, la capitale de l’Etat de Bosnie.

Chaque matin la scène est toujours la même devant la gare routière de Sarajevo. Une petite foule compacte discute. Les visages sont tendus, tristes lorsque chacun entre dans le bus. Le véhicule démarre et file jusqu’à la périphérie de la cité et s’arrête devant un tunnel. Là, une voiture de la police internationale avec des gendarmes français ainsi que quelques camions l’attendent. La voiture de Police démarre, suivie du bus et des camions. Dans le bus, personne ne parle. Une frontière invisible vient d’être traversée. Les drapeaux ont changé ; pourtant les gens que l’on voit à travers les fenêtres ressemblent comme deux gouttes d’eau à ceux du bus. Ils portent les mêmes pantalons, les mêmes chemises. Une pierre frappe le bus. Un groupe de vieillards armés de fourches cherche à bloquer l’avancée du convoi. La voiture de la gendarmerie s’arrête. Pas un cri, pas une réaction. En silence tout le monde se baisse. Une vitre se brise. Un gendarme se dirige vers le groupe de vieillards rapidement neutralisé. Les insultes fusent. Le convoi redémarre. La route longe une vallée escarpée entre des montagnes. à chaque croisement, les voitures de la milice serbe observent le long convoi. Sur le fronton du bus une destination est indiquée : Gorazde

Le long de la vallée de la Drina des collines boisées surplombent des champs cultivés qui viennent plonger dans la rivière aux eaux couleur outremer. Un jeune homme marche sur un chemin en terre. Il s’arrête à hauteur d’une borne orange. « C’est la frontière, je ne peux pas aller plus loin ». De quelle frontière s’agit-il puisque nous sommes en Bosnie ? Le jeune homme explique alors que Gorazde appartient à la Fédération alors que les territoires qui l’entourent dépendent de l’entité serbe. Il précise aussi qu’en 1992, « les milices serbes ont "nettoyé" tous les villages autour de Gorazde en chassant et en tuant tous les musulmans ». De l’autre côté de cette étrange frontière, trois hommes en noir, écusson "Milice, République Serbe" surgissent. Juste derrière le jeune homme, deux policiers, habillés en vert, regardent la scène. Sur leurs écussons, on peut lire, "Police, Fédération de Bosnie-Herzégovine". Il s’agit pourtant du même pays.
Ces deux scènes sont très courantes à Gorazde.

La géographie de l’enclave de Gorazde ressemble à un remembrement qui n’aurait respecté aucune borne humaine, aucune texture géographique et topologique. Un jour des hommes de l’ONU sont venus en hélicoptère et ont posé des piquets oranges pour en marquer les limites. Ils avaient des appareils, des rayons laser, des plans. Tous les deux cents mètres, ils ont ainsi planté ces étranges poteaux. Depuis, plus personne n’ose passer de l’autre côté. Gorazde est devenu malgré elle un exemple universel, un petit Berlin sans mur, une prison sans barreau, une île sans mer. Ces frontières dessinent un parcours invisible truffé de mines. Elles coupent les routes, les cimetières, les habitations même, encadrent et ferment la ville, séparée du reste du territoire par une ligne de démarcation : la ligne internationale inter entités. à Gorazde, la Communauté internationale a créé un nouveau type de frontière. Sournoise, elle n’existe que pour les habitants de Bosnie. L’étranger ne la voit pas et peut la franchir comme bon lui semble. Gorazde est un laboratoire à ciel ouvert.

Faute d’un avenir envisageable, les habitants de Gorazde vivent dans le passé. L’explication du passé est le firmament de leur résistance. Il est le seul repère pour expliquer le présent. Mais comment vit-on dans cette bulle ?

Dès le début de la guerre, la ville a été emprisonnée avant même qu’un obus ne tombe. Des remparts ont été dressés à chaque point de passage, sur chaque col, pour la détruire. La ville s’est transformée en camp avec une frontière d’où les assaillants pouvaient la punir et les observateurs internationaux surveiller sa punition. à l’intérieur de ce camp on a résisté comme on pouvait, on a inventé, on a appris qu’il n’est pas honteux de se promener en habits raccommodés mais qu’il est honteux d’être sale et de sortir dans cet état. Les filles n’ont jamais été aussi belles que durant le siège.

La ville a été complètement coupée de l’extérieur : émetteurs radio, télévision et lignes téléphoniques sont tombés aux mains de l’ennemi. Depuis la fin de la guerre, les canons et les snipers ont disparu. Les frontières du camp ont glissé et évolué, se sont transformées. La forme physique de la ville, ses rues, ses maisons ainsi que certains de ses moyens de communication ont été rétablis. L’usine d’armement, principale industrie de Gorazde, a été réparée et fonctionne 24 heures sur 24. Pourtant la ville oscille toujours entre la vie et la mort.

La vie reste liée à la forme du territoire de l’enclave. Gorazde est une ville où tout le monde se connaît, où tout se sait. L’amour qui y tient une place importante est difficile. Beaucoup de filles sont parties. Les garçons ont changé et leurs anciennes amies ne les reconnaissent pas. Vivre à deux représente un véritable problème car il n’y a pas assez de logements, pas de travail et d’espoir pour construire un amour. Alors pour exprimer cette attente on chante à Gorazde. Les textes parlent d’amour et de la guerre. On n’a jamais tant chanté ; comme si cela permettait d’exorciser ce qui ne peut pas se dire.

Dans cette ville prison, il existe aussi des moments de répit où l’on se retrouve, où l’on s’amuse : ce sont les ruses de la survie. Les situations peuvent être comiques, le rire libérateur. Il existe un théâtre et un centre culturel. Les gens éprouvent une soif de savoir et veulent combler le retard et le vide des années de guerre. La culture, plus qu’ailleurs en Bosnie, tient une place privilégiée.

Faute de communications pendant trois ans, la ville explose aujourd’hui avec la naissance de centaines de cafés au noms évocateurs comme "café Dayton, café du millénaire". Le soir, puisque l’on ne peut pas sortir, on se retrouve dans le centre ville qui sert de lien.

Étrangement, on parle très peu de Dieu à Gorazde. Les jeunes ont, pour la plupart, presque honte d’être musulmans. Sous Tito déjà, ils préféraient se dire Yougoslaves. Aujourd’hui, ils se sentent bosniaques, mais pas musulmans. Il faut discuter avec les anciens pour comprendre cet Islam de l’Est et son message intérieur qui reste un message personnel et dont chacun fait ce qu’il veut.

Aujourd’hui encore il faut résister contre le découragement et la question du lendemain. Partir faire des études ? Rester ? Certains, réfugiés des montagnes qui entourent la ville, ne se posent même pas encore cette question. Hébergés dans des écoles et des centres, ils viennent à peine d’avoir leur propre appartement. Ils se débrouillent, jardinent, aidés financièrement par la famille en diaspora en Europe.

On parle de l’avenir à Gorazde de différentes manières. Pour certains, la vie ne peut reprendre qu’à l’extérieur, loin de la ville. Pour d’autres, au contraire, tout se joue ici. Ils rêvent de lendemains plus sereins, même avec les serbes, mais ils hésitent à trop en parler. Quel avenir pour Gorazde ? Le génie de la ville, dont la force réside dans l’espace historique et dans les rêves de ses citoyens, est-il indestructible ? Car Gorazde se ronge aussi de l’intérieur lorsqu’elle perd la mesure de la communauté humaine et cesse d’être un bien collectif. Les villes mortes, comme les langues mortes sont les vestiges les plus tristes des civilisations qui s’éteignent.

L’enfermement, les limites du lieu, son confinement, ses routes coupées, ses patrouilles de policiers suivant le tracé d’invisibles frontières sont autant d’éléments incontournables pour comprendre Gorazde. Pour exprimer cette vie là de l’intérieur, nous avons choisi principalement trois personnages comme trois expériences, trois visions complémentaires. AZRA l’antigone, MEDO, le garçon qui a changé de regard depuis la guerre et PELAM, le tendre et énigmatique commandant, témoignent de leurs souffrances, de leurs combats, de leur survie.

PELAM vit encore dans le passé. C’est son principal lieu de méditation. MEDO est complètement pris par le quotidien.Il ne veut plus penser à ce qui a été. Il n’arrive pas non plus à se projeter dans l’avenir contrairement à AZRA qui rêve de jours meilleurs et de bonheur. AZRA vit seule avec son enfant alors que PELAM est marié et a des enfants. MEDO lui est célibataire et vit dans la maison familiale où il est l’un des seuls hommes à ne pas être mort pendant la guerre.

La guerre et l’enclavement ont complétement chamboulés leur vie. Si PELAM paraît s’être relevé très vite en construisant une pension, il est intérieurement le plus fragile. En fait, AZRA, PELAM et MEDO réprésentent trois conditions sociales, trois générations issues d’une même ville. Leur avis sont tranchés, s’opposent parfois, mais se rejoignent dans leur détresse. Au premier abord ils nous ressemblent. AZRA et MEDO écoutent la même musique que n’importe quel jeune européen, s’habillent de la même façon. Pourtant, au fur et à mesure qu’on les découvre, on comprend comme leur destin est lié par le même drame. La guerre est un tel cataclysme que personne ne saurait se targuer de pouvoir être parfaitement normal, dans une atmosphère aussi dure et démesurée.
Ces trois personnages seront de fait les moteurs du récit. Leur vie quotidienne, leurs mots, leurs aspirations respectives et leurs différences remarquables tisseront la trame narrative du film. Sans jamais dépasser les frontières de leurs univers commun, en entrecroisant les regards, en faisant rebondir les propos, nous comprendrons comment l’histoire et l’espoir permettent de franchir des limites, même lorsqu’elles sont imposées.
« A Gorazde on a des téléphones portables, mais nous ne pouvons pas sortir. Alors on s’évade grâce aux télés par satellite, à Internet. En fait on ne bouge que dans nos têtes ».